Lauda / Reutemann : haute tension chez Ferrari
|Carlos Sainz pilotera cette saison pour Ferrari. Même si cela n’a pas été dit ouvertement, tout laisse à penser que l’Espagnol a été recruté dans un rôle de simple lieutenant, et que la Scuderia compte avant tout sur Charles Leclerc pour faire sonner à nouveau les cloches de Maranello. Sainz aura malgré tout sa carte à jouer car les histoires de numéro 1 ou de numéro 2 ne valent parfois pas grand-chose face à la réalité de la piste. Le dernier pilote prénommé « Carlos » ayant roulé pour Ferrari en sait quelque chose.
Lauda, le retour qui dérange
Il y a comme un malaise chez Ferrari en ce week-end du Grand Prix d’Italie 1976. Niki Lauda est là, tout juste six semaines après son terrible accident du Nürburgring. Le visage bandé, les plaies encore à vif, il suscite l’admiration de tout le paddock. Pourtant, au sein de sa propre écurie, ce come-back anticipé fait grincer quelques dents.
Après l’accident du Nürburgring, Enzo Ferrari et ses hommes s’étaient faits à l’idée que les titres mondiaux pilote et constructeur échapperaient à la Scuderia, laquelle, aux yeux du public, ferait toutefois figure de « championne morale ». Le retour de Niki les contrarie : ils pressentent que Lauda, physiquement et mentalement affaibli, ne pourra pas empêcher McLaren et James Hunt de rafler la mise et qu’ils ne pourront pas utiliser l’argument de l’absence de leur pilote leader pour minimiser la victoire adverse.
Autre souci, le cas Carlos Reutemann. De longue date, la Scuderia Ferrari était en contact avec l’Argentin pour remplacer la saison suivante Clay Regazzoni, tombé en disgrâce aux yeux du Commendatore. Le pilote suisse paye des performances jugées insuffisantes, mais aussi une sombre histoire de marque de jeans dont il fait la promotion et qui, sacrilège, utilise sans autorisation l’emblème au cheval cabré de Ferrari ! Après l’accident de Lauda, il avait été convenu que Reutemann, alors pilote Brabham, rejoigne la Scuderia de façon anticipée afin d’y finir la saison. Le bail devait débuter à Monza. Là encore, le retour de Lauda oblige la Scuderia à revoir ses plans. En Italie, de façon exceptionnelle, Ferrari décide donc d’engager trois voitures.
Pas de big bisous entre Niki et Carlos
Le recrutement de celui qui fut l’un de ses principaux rivaux dans la lutte pour le titre mondial l’année précédente n’enchante pas Niki Lauda. Il n’apprécie pas du tout Carlos Reutemann, lequel le lui rend bien. Les deux hommes n’ont aucun passif. Ils ne s’aiment pas, tout simplement. Même si le grand public voit surtout en lui un pilote à la rigueur toute germanique, Lauda est un bon vivant, qui pratique un humour à froid décapant. C’est un personnage qui aime les relations basées sur la franchise et qui s’exprime sans détours. Des traits de caractère qu’il ne retrouve pas chez Carlos Reutemann. L’Argentin est un homme en apparence plus sociable et plus charmeur que l’Autrichien, mais son allure de fier hidalgo, qui fait fureur auprès de la gente féminine, cache un caractère plus sombre, plus tourmenté.
Après Monza, la Scuderia revient à un schéma plus classique à deux voitures, et invite Carlos Reutemann à patienter jusqu’au début de la saison suivante, tout en l’assurant qu’il sera le prochain leader de l’écurie. Des promesses qui sont renforcées suite au renoncement volontaire de Niki Lauda lors du final du championnat au Japon. Enzo Ferrari estime que le pilote Niki Lauda est mort au Nürburgring, et ce qu’il a vu à Fuji ne fait que le conforter dans ses convictions.
La défiance à l’égard de Lauda est telle que Ferrari tente même de le pousser vers une retraite anticipée en lui proposant un rôle de directeur sportif. Fort d’un contrat en bonne et due forme signé quelques semaines avant son accident, l’Autrichien parvient à conserver son baquet, mais il lui est rapidement signifié qu’il devra se contenter d’être un simple numéro 2.
Les essais hivernaux confirment la relégation de Niki Lauda. Carlos Reutemann passe toute l’intersaison à limer le bitume de Fiorano au volant de la 312T2, tandis que l’Autrichien est mis à l’écart.
Le début de saison 1977 permet à Carlos Reutemann d’assoir son leadership au sein de la Scuderia. Chez lui, à Buenos Aires, après des qualifications ratées, il livre une très belle remontée jusqu’au podium, tandis que Lauda est contraint à l’abandon. Puis, au Brésil, il remporte une victoire autoritaire qui lui permet de se hisser en tête du championnat. Auteur d’une prestation anonyme après s’être débattu tout le week-end avec une monoplace ne lui convenant pas, Lauda parvient à sauver une peu glorieuse troisième place. Statut de premier pilote aidant, Reutemann a pu rouler la semaine précédente sur le circuit brésilien à l’occasion d’essais préliminaires. Lauda, lui, n’était pas convié. Sur le podium, Reutemann tend la main à son coéquipier. Le geste n’a rien d’amical et ressemble plutôt à celui d’un suzerain sollicitant la soumission de son vassal. Lauda rumine sa rage et prépare déjà la contre-attaque.
La révolte du Roi
Le Grand Prix suivant a lieu à Kyalami en Afrique du Sud et marque l’apparition du modèle 1977 de la Ferrari 312 T2. A l’usure, après bien des négociations, Lauda a obtenu de sa direction de participer à des essais préliminaires sur le tracé sud-africain, tandis que Reutemann est resté à Fiorano. Lien de cause à effet ? Niki se qualifie nettement devant l’Argentin, prend rapidement les commandes de l’épreuve, et malgré une monoplace endommagée après être passée sur les débris du dramatique accident de Tom Pryce, s’impose facilement. C’est sa première victoire depuis son accident du Nürburgring. Ses mécaniciens le félicitent chaleureusement, mais Roberto Nosetto, le directeur de la Scuderia Ferrari, fait grise mine. Surtout que Reutemann, à la dérive tout le week-end, a lui terminé hors des points.
Rebelote à Long Beach : Lauda signe sa première pole depuis son retour, puis termine à une solide deuxième place derrière Mario Andretti, dont la révolutionnaire Lotus à effet de sol s’affirme de plus en plus comme la meilleure monoplace du plateau. De son côté, impliqué dans la cohue du départ puis dans un accrochage, Reutemann n’a bouclé que 5 tours. L’Argentin a beau être le leader de la Scuderia, il pointe désormais au championnat à six longueurs de Lauda.
En Espagne, coup de tonnerre à l’issue du warm-up du dimanche matin. Une nouvelle fois qualifié devant Reutemann, Lauda est contraint de déclarer forfait en raison d’une coté fêlée qui lui provoque d’insupportables douleurs. Il s’agit en fait d’une séquelle de son accident du Nürburgring. Lorsqu’il est évacué vers l’infirmerie du circuit, Niki croit apercevoir le sourire moqueur de son coéquipier. Le simple fruit de son imagination ? Peut-être. Par contre, ce qui est bien réel, ce sont les commentaires d’Enzo Ferrari dans la presse le lendemain : le Commendatore croit bon d’ironiser sur la supposée fragilité du pilote autrichien. Encore une fois, Lauda encaisse sans broncher, mais y trouve matière à décupler sa motivation.
Carlos : tout nul tout bronzé
Ce Grand Prix d’Espagne, qui permet à Reutemann, deuxième, de revenir à hauteur de Lauda au championnat, aurait pu être le tournant de la saison en faveur de l’Argentin. Ce sera en réalité son champ du cygne. Dès la manche suivante à Monaco, Lauda reprend son ascendant psychologique sur son coéquipier. Moins bien qualifié, il parvient à le dépasser en piste et signe un nouveau podium.
Rarement vainqueur, mais toujours très bien placé, Lauda épuise la concurrence. Après un début de saison flamboyant, Jody Scheckter et sa surprenante Wolf rentrent progressivement dans le rang. Mario Andretti, avec sa Lotus à effet de sol est souvent l’homme à battre, mais souffre d’un moteur Cosworth peu fiable. Au Grand Prix de France, Lauda prend la tête du championnat. Il ne sera jamais rejoint.
Et Carlos Reutemann ? Son impressionnante victoire du début de saison à Interlagos est déjà oubliée. « Dans ses bons jours, il est intouchable » dira de lui quelques années plus tard Frank Williams. Tout le problème est là. Les bons jours se font rares et l’Argentin, malgré un talent très au-dessus de la moyenne, un statut de premier pilote et le soutien de ses dirigeants, n’a mis que quelques semaines avant de sombrer, incapable d’exploiter son potentiel.
Lauda, devenu un étranger au sein de sa propre équipe, mais armé d’un mental en acier trempé et animé d’une froide volonté de revanche, n’a lui jamais dévié de son unique objectif : montrer au monde entier qu’il était toujours le meilleur pilote du monde, et qu’Enzo Ferrari avait eu tort de ne plus croire en lui et de miser sur Reutemann. Dès le titre mathématiquement acquis, Niki claque la porte de la Scuderia, sans prendre la peine de disputer les deux dernières manches de la saison.
Débarrassé de Lauda, Carlos Reuteman sera l’année suivante à la hauteur des espoirs placés en lui. Auteur d’une solide saison, il ne fera qu’une bouchée de son nouvel équipier chez Ferrari, le Québécois Gilles Villeneuve. Mais le timing n’est pas le bon. En 1978, Ferrari ne peut plus rivaliser avec Lotus, qui maîtrise désormais parfaitement l’effet de sol et ne laisse aucune chance à la concurrence.
L’Argentin aura à nouveau sa chance pour le titre mondial en 1981, chez Williams, dans une situation rappelant curieusement celle de 1977 chez Ferrari, en une sorte de décalque inversé. Officiellement deuxième pilote, il parvient à prendre l’ascendant sur son coéquipier, le Champion du monde en titre Alan Jones, tout en entretenant une relation conflictuelle avec ses dirigeants suite au non-respect d’une consigne d’équipe en début de saison à Interlagos. Mais contrairement à Lauda quatre ans plus tôt, Reutemann, loin de trouver de la force dans ce conflit interne, s’épuise au fil de la saison et s’effondre lors du dernier Grand Prix à Las Vegas, laissant le titre mondial lui échapper au profit de Nelson Piquet.
L’Argentin rempile pour la saison 1982, mais, moral dans les chaussettes après ce nouvel échec, et sur fond du tensions diplomatiques grandissantes entre son pays et celui de son employeur (la Guerre des Malouines est sur le point d’éclater) préfère mettre un terme brutal à sa carrière à l’issue du deuxième Grand Prix de l’année.
J’ai vécu ces saisons. C’est curieux comme, malgré une lecture assidue de tout ce qui se publiait à l’époque (l’Equipe, Auto-Hebdo, Motors, …), toutes ces histoires de coulisses n’étaient pas vraiment racontées. Notamment la mauvaise foi du commendatore ou des directeurs sportif. Il fallait lire entre les lignes pour effectivement comprendre le manque de constance d’un Reuteman, la ténacité et l’intelligence de Lauda dont je n’ai jamais été fan.