Grand Prix d’Espagne : Montjuïc Park, chronique d’un drame annoncé

Le dimanche 27 avril 1975, aux alentours de 10h40, le onzième Grand Prix d’Espagne de Formule 1 est interrompu après 29 tours. Il ne reprendra pas. Un drame vient de se produire, une fin tragique que beaucoup ont vu venir : la mort a frappé. Pas des pilotes, mais des personnes placées de l’autre côté des barrières. Quarante ans jour pour jour après la dernière épreuve disputée sur le diabolique circuit du Montjuïc Park, le SAV de la F1 vous propose un retour en arrière sur ce tracé atypique et son épilogue tragique.

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Présentation

La Catalogne, terre de sport automobile

C’est en 1969 que, pour la première fois, la colline de Montjuïc située à Barcelone accueille le Grand Prix d’Espagne de F1. Rien d’étonnant tant l’histoire d’amour entre la Catalogne et les sports motorisés n’a jamais été démentie : dès 1908, la région était le théâtre de courses de la Copa Catalunya sur le circuit de Baix Penedès qui empruntait 27 km de routes autour de la petite ville de Sitges. Plus tard, fut construit, dans cette même ville, l’Autodrome de Sitges-Terramar – un ovale en forme de haricot sans barrières de sécurité mais très moderne pour l’époque – qui accueillit le Grand Prix d’Espagne 1923 avant d’être interdit de course principalement pour des raisons financières (les organisateurs étaient dans l’incapacité de rémunérer les pilotes). Il tombera donc rapidement en désuétude et organisera encore quelques courses mineures jusque dans les années 1950. S’il a subi les ravages du temps, le circuit est aujourd’hui encore debout et a même fait l’objet d’une vidéo de Red Bull mettant notamment en scène Carlos Sainz Sr.

En Formule 1, outre Montjuïc, Barcelone sera liée à deux sites : Pedralbes, tout d’abord, tracé très rapide de 6,316 km situé dans les rues de l’Ouest de la cité de Gaudi, qui sera utilisé en 1951 et 1954, avant d’être délaissé pour des raisons de sécurité dans la foulée de l’accident des 24 heures du Mans 1955, et Catalunya (situé à une trentaine de kilomètres de Barcelone), circuit permanent moderne, utilisé depuis 1991 à la fois pour les courses et les essais.

Les rues du Parc Montjuïc connaîtront leurs premiers vrombissements au début des années 1930, sous l’impulsion de l’homme en passe de devenir une légende du sport automobile de l’entre-deux guerres, Rudolf Caracciola – qui, comme son nom l’indique, est Allemand. Il encouragea le Royal Automobile Club de Catalogne à aménager les voies de circulation entourant le parc en vue de l’accueil d’une course (à l’image de ce qui a été fait à Melbourne, par exemple, dans l’Albert Park). Le dessin de l’épreuve inaugurale de 1933, le réputé Grand Prix de Penya-Rhin (qui y sera couru de 1933 à 1936), sera à peu de choses près celui emprunté moins de quarante ans plus tard par la discipline reine.

Le circuit de Montjuïc Park

Le tracé du Circuit de Montjuïc Park
Le tracé du parc barcelonais était long de 3,791 km et tournait dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. Il débutait par une partie descendante sinueuse et technique, sans toutefois être très lente, puis voyait s’enchaîner quatre virages ultra-rapides, en montée, dans la phase de retour vers la ligne droite de départ/arrivée longue de… 400 mètres. Ces deux portions distinctes, couplées à un dénivelé de 90 mètres, rendaient les réglages compliqués et le compromis obligatoire. Le cadre bucolique que constituait le parc plaisait aux pilotes tout comme le circuit en lui-même qui représentait un véritable challenge. Tracé urbain, Montjuïc avait la particularité de proposer des routes très larges en certains endroits. Impossible cependant, même pour l’époque, d’ignorer l’aspect sécuritaire très chancelant d’une piste qui, si elle ne tolérait aucune faute, autorisait allègrement une vitesse moyenne de 155km/h (entre 20 et 30 km/h plus vite que Monaco) tout au long des 75 tours de course, le tout entouré de rails, de bâtiments, de monuments, d’arbres, de trottoirs et d’un public très présent.

Malheureusement, difficile encore aujourd’hui de mettre la main sur des images embarquées d’époque pouvant témoigner à la fois de la diversité des virages mais aussi de l’impressionnante vitesse d’un tour complet entre les rails et la végétation abondante du parc. La vingtaine de secondes (entre 1:11:25 et 1:12:52 dans la vidéo ci-dessous) en compagnie de Niki Lauda et de sa BRM P160E de 1973 entre les virages « Rosaleda » (2) et « Guardia Urbana » (6) – tirées du très intéressant documentaire en anglais de 1974 sur la saison 1973 de F1 intitulé Champions Forever : The Formula One Drivers – sont les seules que j’ai pu trouver mais elles suffisent à faire comprendre quel morceau de bravoure était Montjuïc Park.

https://www.youtube.com/watch?v=CIqJ3GM399E

Pour finir, il faut signaler qu’entre la ligne de départ/arrivée et le virage 1, sur la carte entre « Estadio » et « Rasente », la piste est en montée jusqu’à une petite crête qui donne directement sur le début de la descente. A pleine vitesse, les voitures perdaient donc brièvement le contact avec le sol (ceci est particulièrement bien filmé dans le documentaire ci-dessus entre 12:58 et 13:23) quelques dizaines de mètres avant un gros freinage. Ce saut, la « bosse de l’Estadio », situé en plein milieu d’une courbe sera l’une des marques de fabrique de Montjuïc mais aussi l’un de ses écueils.

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1969, premiers avertissements

L'affiche du Grand Prix d'Espagne 1969

Le Grand Prix d’Espagne, à partir de 1969, est organisé en alternance à Montjuïc et à Jarama, ce dernier étant un circuit permanent situé à une vingtaine de kilomètres de Madrid. L’année érotique a débuté en Formule 1 le 1er mars par le Grand Prix d’Afrique du Sud, à Kyalami, remporté relativement tranquillement par Jackie Stewart sur sa Matra MS10 à moteur Ford Cosworth. Deux mois plus tard, le 4 mai, le petit monde de la F1 se retrouve donc à Barcelone. Très petit même car seulement quatorze voitures prennent part à la course. Et rebelote : l’Ecossais enchaînera un second succès consécutif, cette fois au volant de la MS80, en mettant deux tours entre lui et le second, Bruce McLaren, pour ce qui reste encore aujourd’hui l’écart le plus grand enregistré entre un vainqueur de GP et son dauphin (à égalité avec le GP d’Australie 1995). Jean-Pierre Beltoise complétera le podium.

90 tours sont programmés pour cette toute première épreuve à Montjuïc. Au départ, la grille est remplie de F1 sur lesquelles sont montés des ailerons démesurés et maintenus très haut au-dessus des monoplaces – pour atténuer le plus possible les turbulences – par de longues tiges métalliques aussi fines que fragiles. L’aérodynamique balbutie et rapidement, l’inévitable se produit : l’aileron arrière de la Lotus 49B de Graham Hill s’effondre à l’entame du neuvième tour dans la compression qui précède la « bosse de l’Estadio ». Privée d’appui, la monoplace est envoyée dans les rails à haute vitesse et à un endroit où les spectateurs sont nombreux. Par chance, personne n’est blessé dans le public et le Champion du monde en titre s’en sort indemne. Impuissant, Hill constatera depuis le bord de piste, sans avoir le temps de prévenir le stand Lotus, que la même mésaventure est en passe de se produire pour son équipier, Jochen Rindt. Une dizaine de tours plus tard, l’aileron plie et l’Autrichien sort au même endroit que le Britannique. Il aura la malchance de percuter en sus l’épave de la Lotus n°1 avant que sa propre monoplace ne se retourne, totalement déformée par l’impact. Jacky Ickx subira une défaillance de son aileron, lui aussi, mais n’abandonnera qu’à 7 tours du but, glanant au passage un petit point.

Un temps inconscient, relevé par Hill avec des blessures relativement superficielles (un nez cassé, des contusions, des coupures et un fort soupçon de commotion cérébrale), Rindt retrouvera le chemin des circuits dès le GP des Pays-Bas, le 21 juin 1969. Entre temps, le futur Champion du Monde 1970 à titre posthume, qui militait pour un bannissement de ces ailerons avant son accident – dans un affrontement avec son patron d’écurie, Colin Chapman, toujours à la recherche de la voiture la plus légère possible et qui n’avait en conséquence pas cru bon renforcer les supports d’ailerons – obtient gain de cause et voit les appendices aérodynamiques fortement déconseillés par les organisateurs à Monaco, avant d’être officiellement bannis, sous cette forme extrême, par la Commission Sportive Internationale (CSI, le bras armé de la Fédération Internationale).

Pour l’anecdote, voici le texte d’une lettre envoyée par Rindt à Chapman, en date du 9 mai 1969, soit quelques jours après son accident :

« Cher Colin,

Je suis juste rentré à Genève et je vais avoir une seconde opinion concernant ma blessure à la tête demain. Personnellement, je me sens très faible et malade, je dois encore être allongé une grande partie de la journée. Après avoir vu le nouveau médecin et entendu son diagnostic, nous pourrons prendre une décision finale concernant Monaco et Indianapolis.

J’ai eu accès à cette image incroyable qui explique très bien l’accident, je ne savais pas que j’avais décollé aussi haut. Robin Herd [ingénieur pour March, NDLR] a apparemment vu l’aileron partir, mais n’a pas pu voir l’accident, car il est survenu après le virage.

Maintenant, concernant la situation globale, Colin, je cours en F1 depuis 5 ans, j’ai commis une erreur (j’ai harponné Chris Amon à Clermont Ferrand) et j’ai eu un accident à Zandvoort en raison d’un problème de boite de vitesses ; pour le reste, j’ai réussi à rester hors des ennuis. Cette situation a rapidement changé depuis que j’ai rejoint ton équipe : Levin, Eifel Race en F2 […] et maintenant Barcelone.
Honnêtement, tes voitures sont si rapides qu’elles seraient encore compétitives avec quelques kilos en plus utilisés pour rendre les pièces fragiles plus solides. Aussi, je pense que tu devrais passer plus de temps à vérifier ce que tes employés font ; je suis sûr que les triangles de suspension sur la F2 [Rindt a eu un accident sur le tracé de l’Eifel Race en Formule 2 et met en cause les suspensions de sa Lotus, NDLR] auraient été différents. Je te prie de réfléchir à mes suggestions : je peux seulement piloter une voiture dans laquelle j’ai confiance et je sens que le point de non-confiance est assez proche.

Cordialement »

Jusqu’à sa mort à Monza en 1970, Jochen Rindt reprochera à Colin Chapman la dangerosité de ses voitures, promettant même à son épouse Nina de quitter la Formule 1 une fois le titre en poche. Il n’en aura jamais l’opportunité et c’est finalement elle qui ira chercher à sa place le trophée de Champion du Monde à Paris, au siège de la Fédération.

L’Autrichien, après son accident à Montjuïc, est conscient du fait que, comme les spectateurs à cet endroit du circuit, il doit la vie aux glissières bordant la piste qui l’ont retenu sur le tracé. Il fait alors envoyer aux organisateurs de la course un trophée en forme de double-rail de sécurité doré en guise de remerciement. Malgré cela, il est demandé aux organisateurs du Grand Prix d’Espagne d’aller encore plus loin en vue de la prochaine épreuve – qui n’aura lieu qu’en 1971 – en rajoutant des barrières sur toute la longueur du circuit. La réalisation de ces recommandations fera apparaître la piste comme l’une des pionnières en matière de sécurité. Les instances ne cachent cependant pas leur inquiétude quant à la « bosse de l’Estadio » et voudraient que les organisateurs installent une chicane à cet endroit de la piste.

[tab:1971 et 1973, jusqu’ici tout va bien]

1971-1973, jusqu’ici tout va bien

L'affiche du Grand Prix d'Espagne 1971

Les deuxième et troisième éditions du Grand Prix d’Espagne version barcelonaise se déroulent sans accrocs. En 1971, Jackie Stewart l’emporte à nouveau, se jouant de Jacky Ickx et de son V12 Ferrari plus puissant mais aussi plus consommateur en carburant. C’est le treizième succès en discipline reine de celui qui n’était alors qu’une seule fois Champion du Monde. L’histoire de la Formule 1 retiendra cette course pour deux premières. D’abord, il s’agit du tout premier succès de l’écurie Tyrrell. En effet, après avoir remporté les titres pilotes et constructeurs en 1969 avec le constructeur français Matra, Ken Tyrrell a monté sa propre structure, qui connaîtra immédiatement le succès avec les championnats pilotes de 1971 et 1973 pour Stewart et demeurera dans le paddock jusqu’à la fin des années 1990.

Ensuite, c’est la toute première apparition des pneus slicks, amenés en Espagne par le manufacturier américain Firestone. A une époque où les pneus sculptés étaient exclusivement utilisés en Formule 1, les pneus totalement lisses ne pouvant offrir un niveau de performance similaire, une guerre des marques s’était engagée. En Afrique du Sud, Goodyear, autre géant américain, avait placé une banderille en fournissant un pneu très peu sculpté à ses écuries (Tyrrell, McLaren, Brabham et Matra) à laquelle Firestone répondra donc en lançant un pneu entièrement lisse (pour Ferrari, Lotus, March et BRM, notamment), développé dans le cadre des courses de dragster. En raison des conditions en qualifications – humides – certaines pilotes n’eurent pas l’opportunité de tester ces gommes avant la course. Toujours un peu en retrait au niveau des performances, les pneus slicks deviendront progressivement la norme les années suivantes.

L'affiche du Grand Prix d'Espagne 1973

En 1973, pour la troisième venue de la F1 à Montjuïc, les monoplaces doivent être en conformité avec le nouveau règlement technique qui prévoit que des structures déformables doivent être installées sur leurs flancs. Sportivement parlant, la course sera marquée par le cavalier seul de Ronnie Peterson. Parti depuis la pole position, le Suédois domine Stewart puis Fittipaldi avant que sa boite de vitesses ne décide de lâcher, laissant donc la victoire au Brésilien qui dut lui-même finir sa course avec une crevaison lente dont les premiers signes se manifestèrent à quinze tours de l’arrivée.

Le circuit de Montjuïc Park semble donc tranquillement s’installer dans le calendrier, quatre ans et trois Grand Prix après son introduction, et après deux éditions sans la moindre polémique. Reste que la portion qui précède le premier virage, où se trouve la « bosse de l’Estadio », vit sans doute ses dernières éditions, la mise en place d’une chicane étant sur les rails pour l’édition… 1977.

[tab:1975, la tragédie]

1975, la tragédie de Montjuïc

L'affiche du Grand Prix d'Espagne 1975

La révolte des pilotes

Dès l’arrivée du paddock à Barcelone, la colère gronde. Une semaine avant l’épreuve, la FISA a demandé aux organisateurs de changer les barrières et les grillages. Si les changements sont nécessaires, la hâte avec laquelle ils sont effectués est désastreuse. Emerson Fittipaldi, au cours d’une séance photo pour un sponsor, s’amuse à s’appuyer contre une barrière qui se met à plier sous son poids. Après inspection, les pilotes constatent que les rails de sécurité sont en piteux état sur tout le circuit : les boulons censés maintenir les tronçons de barrière entre eux sont à certains endroits mal fixés (à la main !), mal adaptés (trop petits pour les trous dans les rails) et à d’autres carrément inexistants et les poteaux maintenant les rails bougent trop facilement. Les pilotes connaissent bien les dangers des barrières Armco (qui n’ont pas réellement joué de rôle atténuant dans les morts plus ou moins récentes de Jochen Rindt, François Cevert, Helmuth Koinigg ou Peter Revson) et leur mauvaise installation invite à l’action.

Au Daily Express, Jackie Stewart, alors retiré mais toujours en pointe sur les questions sécuritaires, déclare : « Quand je suis arrivé à Barcelone, le circuit avait été approuvé par les organisateurs et était prêt pour les essais et les qualifications. Pourtant, j’étais personnellement capable de bouger les barrières et d’en retirer les boulons à mains nues. »

Sous l’égide du GPDA, l’Association des Pilotes de Grands Prix, présidée par Denny Hulme mais en réalité menée sur ce dossier par un trio composé de Niki Lauda, Jody Scheckter et Emerson Fittipaldi, les pilotes menacent de ne pas prendre part à la course, réfugiés qu’ils sont dans le camion Texaco. Graham Hill, alors en semi-retraite et à la tête de sa propre écurie, reste mesuré tout en se joignant à la protestation : « En réalité, cela devrait être une confrontation entre les organisateurs et la CSI qui devrait s’assurer que le circuit est aux normes. Mais nous, les pilotes, avons été impliqués parce que les gens de la CSI ne semblent pas intéressés – en fait, le problème est de les trouver… » James Hunt, moins mesuré, s’emportera avec son ton caractéristique : « Ils sont plus préoccupés par la peur de renverser du gin sur leurs putains de costumes que par le fait d’empêcher les voitures de s’envoler dans le public. » Claude Le Guezec, un des membres du CSI, livrera le sentiment général des instances sur le problème en quelques mots : « Qu’est-ce qu’un circuit sûr, de toute façon ? Je n’ai jamais vu un circuit sûr… »

Journalistes et spectateurs n’apprécient guère que les acteurs du Circus aient ce type d’états d’âme à une époque où la mort en course automobile est encore majoritairement perçue comme une simple fatalité.

Réparations de fortune et ultimatum des organisateurs

Malgré tout, ils tiennent bon et mettent la pression sur les organisateurs dès le vendredi où la session matinale est annulée. Durant l’après-midi, seuls Jacky Ickx et Vittorio Brambilla, qui n’étaient pas membres du GPDA, prirent la piste. De peur que la situation ne lui échappe, l’organisation promet alors des réparations pour le lendemain. La nuit sera studieuse et, dans la matinée du samedi, les équipes iront prêter main forte aux travailleurs pour s’assurer que le travail est correctement effectué, à l’image de Ken Tyrrell lui-même. Après inspection des pilotes sur les coups de midi, un vote est organisé : six votants seulement (Andretti, Brise, Donohue, Evans, Peterson et Wunderik) estiment le circuit suffisamment sûr pour y courir.

En milieu d’après-midi, le samedi 26 avril, l’organisation lance un ultimatum : soit les pilotes courent, soit les équipes inscrites seront poursuivies pour manquement contractuel et leurs biens saisis par la police espagnole durant la procédure. Cette menace est d’autant plus crédible que, pour la première fois depuis 1969, le paddock est situé dans l’enceinte du Stade Olympique qui se trouve derrière les stands et peut donc être bouclé rapidement par la Garde civile du Général Franco, alors dans la dernière année de son règne.

L’unité des pilotes ne résiste pas aux pressions des instances, des autorités, des organisateurs et de leurs employeurs. « Les pilotes n’ont pas d’autre option que de prendre part à la seconde session d’essais cette après-midi, » indique un laconique communiqué du GPDA. Cette séance sera aussi celle qui décidera de la grille. « Vous n’avez pas à aller vite, » lancent les patrons d’écuries. E. Fittipaldi, excédé, boucle à faible vitesse les trois tours obligatoires au volant de sa McLaren avant de plier bagage. « Je ne veux pas courir parce que je ne crois pas que ce circuit sera sûr pour le Grand Prix, » déclare-t-il après ces essais. Il sera le seul à le faire avant le départ, son frère Wilson et l’Italien Arturo Merzario se retireront eux après le premier tour du Grand Prix.

Que la tragédie commence…

Corrida dans l’après-midi oblige, autre incongruité des GP à Montjuïc, le départ de la course est donné à 10h00. Sur un tracé aussi difficile et dans des conditions aussi particulières, Autocourse qualifiera l’épreuve de « courte, âpre et pas du tout agréable » avec des pilotes nerveux et qui ont multiplié les erreurs et les contacts après une seule séance pour se mettre dans le bain. Dès le premier virage, l’hécatombe commence : Lauda, qui s’élançait en pole, est percuté à l’arrière par Mario Andretti, lui-même touché par Brambilla. La Ferrari de l’Autrichien va heurter la glissière de sécurité, emportant avec elle la monoplace de son équipier Clay Regazzoni. Le départ donne le ton et les barrières vont continuer d’être soumises à rude épreuve : d’abord par Alan Jones et Mark Donohue qui glissent sur l’huile laissée par le moteur cassé de la Tyrrell de Scheckter dans le troisième tour puis par Hunt, lui aussi victime de la piste glissante alors qu’il était en tête dans le sixième tour. Andretti, après avoir hérité du commandement, ira tâter le rail en raison d’un bris de suspension.

Toutes ces péripéties permettent à Rolf Stommelen, au volant d’une Embassy Hill – l’écurie de Graham Hill – de devenir l’inattendu leader de l’épreuve après s’être élancé du 9ème rang. Une lutte s’engage entre lui et Carlos Pace durant une dizaine de boucles jusqu’au funeste 26ème tour. A ce moment-là, juste avant la « bosse de l’Estadio », l’aileron arrière de Stommelen, maintenu par un montant en fibre de carbone – un matériau encore très peu utilisé à l’époque -, se détache. Hors de contrôle et propulsée en l’air par le saut, l’Embassy Hill vient percuter le rail à gauche – qui, ironiquement, était l’un de ceux qui avaient été réparés par ses propres mécaniciens la veille – puis décolle et traverse la piste vers la droite où elle passe par-dessus la barrière, retombe sur le grillage, percute un lampadaire et avant d’atterrir dans une zone où se trouve des gens. Pace, pour éviter le carnage, est contraint d’envoyer sa Brabham dans les rails de sécurité.

L’organisation est totalement dépassée. Le journaliste Nigel Roebuck, présent sur place, en contrebas du lieu de l’accident, écrira pour le magazine Motor Sport, en juin 2005 : « Ce qui suivit était comme une scène venue de l’Enfer, avec des gens choqués qui couraient partout sur la route, des sirènes qui hurlaient, la Garde civile de Franco qui tabassait avec des matraques tout ce qui bougeait. La voiture de Stommelen était brisée en deux et de l’essence s’en échappait qui, mélangée avec l’eau, s’écoulait le long de la gouttière. Rolf, les jambes cassées, était toujours dans le cockpit, mais tout près il y avait les corps de quatre commissaires. »

C’est finalement le gouverneur de Catalogne, 10 minutes et quatre tours après le crash, qui prend la décision d’interrompre le Grand Prix pour permettre aux services de secours d’intervenir. Sur place, alors que quatre personnes sont déjà décédées, des témoins affirment que la police empêche les gens de venir au secours de Stommelen, toujours coincé dans sa voiture en feu quand l’extincteur intérieur cesse de fonctionner. Graham Hill et Wilson Fittipaldi décident de se ruer sur la scène de l’accident pour aider le pilote allemand, qui sera miraculeusement relevé avec deux jambes, un poignet et quelques côtés cassés. Une autre personne mourra à l’hôpital, portant le bilan définitif à cinq morts et une grosse dizaine de blessés.

Après le Grand Prix, Emerson Fittipaldi ne manquera pas de faire part de son mécontentement depuis sa maison suisse : « C’est honteux. Le circuit n’était pas assez sûr. Je suis très, très, très énervé. Tout le monde a une part de responsabilité : les pilotes pour avoir couru et les organisateurs. Mais surtout la Commission Sportive Internationale qui a approuvé la course. » Carlos Pace, qui sortira indemne de l’accident, adoptera la même ligne : « La course n’aurait pas dû démarrer. Vous ne pouvez pas jouer avec des vies humaines comme cela. »

Paradoxalement, durant l’épreuve, les barrières Armco qui avaient motivé la menace de grève des pilotes ont bien joué leur rôle. L’accident de Stommelen était dû à une défaillance mécanique intervenue au plus mauvais endroit du tracé. « Cela aurait pu être bien pire, » tempéra Graham Hill, « les barrières de sécurité ont tenu et les grillages de rétention des débris ont ralenti la voiture et l’ont empêché d’aller plus loin dans la zone des spectateurs. En Angleterre, quand vous achetez un ticket, il est indiqué que le sport automobile est dangereux et que vous y assistez à vos risques et périls ».

Étonnamment, il est difficile aujourd’hui de connaitre à la fois le bilan exact et l’identité des victimes de la tragédie. En effet, les articles qui relatent les faits peuvent faire état de quatre ou cinq morts (même si le chiffre de cinq est le plus communément admis), qui seraient tous spectateurs, ou tous commissaires, ou alors photographes, journalistes et commissaires. L’absence de plaque commémorative en souvenir des cinq disparus sur les lieux du crash n’aide pas à donner plus de renseignements.

La petite histoire retiendra que la course, remportée par Jochen Mass sur McLaren mais interrompue avant que le leader n’ait pu atteindre la barre des 66% de la distance, a permis à Leila Lombardi d’inscrire le seul demi-point jamais attribué à une femme en discipline reine en terminant au sixième rang.

[tab:L’héritage]

L’héritage

L’un des plus beaux circuits de la F1

Sans surprise, la CSI annonce dans les semaines qui suivent la course que l’épreuve prévue en 1977 n’aura pas lieu. Le circuit de Montjuïc Park vient de vivre ses derniers tours de roues en Championnat du Monde de F1. La polémique autour des rails de sécurité et la dangerosité du tracé en auront eu raison. Pourtant, cette piste est aujourd’hui encore considérée par de nombreux observateurs comme l’un des plus beaux tracés arpentés par la discipline.

Nigel Roebuck, qui a couvert son premier Grand Prix à Barcelone, en 1969, ne cache pas sa fascination pour cette piste : « Montjuïc Park était un des circuits urbains les plus rapides du calendrier de la Formule 1. Malheureusement, la sécurité n’était pas une priorité à Barcelone. Quand les gens me demandent quel endroit de quel circuit que j’ai visité est le plus impressionnant, ma réponse les surprend toujours. L’Eau Rouge à Spa ? Le 130R à Suzuka ? Peut-être le Foxhole sur le vieux Nürburgring ? Et pourquoi pas Monza avec ses courbes Lesmo comme elles étaient avant ? Ou le Jukskei Kink sur le circuit original de Kyalami ? Aussi intimidants que soient (ou furent) ces endroits, ce n’est aucun d’entre eux. D’un point de vue purement spectaculaire, à mon avis, rien n’a jamais égalé la première partie du tour du Montjuïc Park. »

De son côté, un autre journaliste, Leigh O’Gorman, écrit : « Même pour la mortelle décennie 1970, le circuit était tout simplement bien trop dangereux pour de la course automobile à haute vitesse […] Malgré cela, la popularité du tracé est restée grande chez les fans d’un certain âge et alors qu’il s’agissait d’une piste glorieuse, à partir de 1975 elle a simplement surpassé sa valeur dans le sport automobile et les courses ont définitivement cessé par la suite. […] Il est vraiment dommage que le circuit de Montjuïc ait été mis de côté et […] il n’est pas impossible de se demander ce qu’il en aurait été autrement. Cependant, c’est un tracé qui est probablement mieux dans le passé, une telle piste aurait sans doute été aseptisée si elle existait encore aujourd’hui et quelle chose horrible cela aurait été de défigurer un des plus beaux circuits de ce sport. »

Difficile effectivement d’imaginer ce qu’il serait advenu du Montjuïc Park sans la tragédie de l’édition 1975. Aurait-il même perduré ? Rien n’est moins sûr. Mais, prenons-en le pari : la « bosse de l’Estadio » aurait disparu, comme cela était prévu, dès 1977, et d’autres chicanes auraient été ajoutées dans les portions trop rapides, le ralentissant inéluctablement. Les évolutions sécuritaires auraient aussi conduit à des aménagements spécifiques toujours compliqués dans un lieu aussi peu adapté au sport auto. Le dessin originel aurait donc été modifié à nouveau ; avec quel résultat ? Un projet dans les années 1980 fournit une partie de la réponse. Mais nous y reviendrons plus tard.

Dans l’histoire des Grands Prix, seul Monaco est parvenu à demeurer au calendrier malgré un site intrinsèquement dangereux et impropre au sport automobile. Quand bien même des événements plus ou moins dramatiques ont frappé le Rocher (la plongée dans le port d’Alberto Ascari dès la deuxième édition en 1955, la mort dans les flammes de Lorenzo Bandini en 1967 et même l’accident de Karl Wendlinger en 1994 dans un contexte hautement tragique), Monte-Carlo est resté une piste lente, plus aisément maîtrisable, qui a su rapidement élever les standards de la sécurité en Formule 1, en plus d’être une destination glamour et un écrin particulièrement magnifique, attrayant et symbolique.

Barcelone, pourtant terre d’automobile, n’a pas su en quatre éditions faire progresser suffisamment sa propre sécurité, faible bien que conséquente pour l’époque, sur une piste implicitement en sursis et ce en dépit d’un environnement qui en faisait déjà une destination prisée. Cependant, aussi marquante que fut la protestation des pilotes en 1975, les bases du drame étaient posées dès 1969. Les barrières mises en cause à raison avant le Grand Prix ont – et c’est assez rare pour le souligner à l’époque – parfaitement rempli leur fonction. Ce sont les débuts de l’aérodynamique, discipline encore loin d’être maîtrisée en F1 à l’époque, et de l’utilisation de matériaux innovants qui ont précipité les incidents de la première édition et les morts de la dernière.

Montjuïc après la F1

Le circuit de Montjuïc Park n’a donc plus jamais accueilli la F1 en compétition officielle. En revanche, la venue de la moto a largement continué après 1975. Le Championnat du Monde de moto, qui y avait fait étape entre 1950 et 1955, entre 1961 et 1968 et en 1970, 1972, 1974 (là encore en alternance avec Jarama), reviendra en 1976. Surtout, l’épreuve des 24 heures de Montjuïc, débutée en 1955, inscrite au Championnat du Monde d’Endurance moto à partir de 1960, s’y déroulera jusqu’en 1986. Là encore, comme un symbole, la fin sera tragique et prévisible : dès 1982, plusieurs écuries boycottent la course pour des raisons de sécurité et la Fédération Internationale de Motocyclisme (FIM) retire la manche catalane du calendrier dès 1983. Malgré ce coup d’arrêt, elle continuera. En 1985, l’Allemand Nikolaus Ruck s’y tue dans un accident et la pression devient grande sur les organisateurs qui reconduiront tout de même l’épreuve en 1986. Mais, à 8h10, la course est interrompue : le populaire pilote local Mingo Parés et Toni Boronat ont eu un accident. Le premier n’en réchappera pas.

Un projet fou d’attirer à nouveau la Formule 1 verra le jour, dans le cadre de l’attribution des Jeux Olympiques d’été à Barcelone en 1992, dont une grande partie se déroulera dans le parc Montjuïc et notamment dans le Stade Olympique qui bordait l’ancienne piste. Ce « Grand Prix Olympique », qui aurait été disputé sur une piste allongée par rapport au tracé qui accueillit le paddock entre 1969 et 1975, tombera rapidement à l’eau alors qu’un circuit permanent moderne est en construction du côté de Jerez de la Frontera. Il est possible de constater que le dessin de ce projet escamotait sans surprise la bosse de l’Estadio et allongeait la piste à partir du virage « Guardia Urbana ».

Des événements plus ou moins officiels s’y déroulèrent par la suite avec notamment les Martini Legends, en 2007, qui étaient un hommage aux 75 ans de la piste et au cours desquels des monoplaces de Formule 1 de 1969 à 1975 prirent la piste. Le Montjuïc revival, en 2012, permettra à des voitures de collection de parcourir la piste. Comme un symbole, le meeting sera interrompu et annulé avant son terme : sur les coups de 11h30, une Alfa Romeo, en proie à un problème technique, sort de la piste et entraîne la blessure de deux personnes de l’organisation, heureusement sans conséquences.

Sur la Toile, des photos et des vidéos pullulent prises par des gens qui se sont rendus à Barcelone, dans le parc Montjuïc, et qui essaient d’immortaliser ces routes, quasiment inchangées, qui ont un jour vu rouler la Formule 1. Des vestiges de cette époque demeurent, comme les trous sur les bords de la chaussée, où les fameux rails de sécurité étaient installés. Un monument représentant le tracé et donnant la liste des différents vainqueurs dans les différentes catégories a été érigé près du lieu où se trouvait la ligne d’arrivée, mais il n’est pas fait mention des cinq personnes tuées en 1975.

La F1 après Montjuïc

Les années qui suivirent le dernier GP en 1975 furent marquées par d’autres accidents tragiques impliquant des commissaires de piste ou des spectateurs. En 1977, un très jeune commissaire sera tué lors du Grand Prix d’Afrique du Sud alors qu’il traversait la piste en début de ligne droite, percuté par la Shadow du Gallois Tom Pryce qui trouvera lui aussi la mort. Cette même année, à Fuji, pour la seconde édition du Grand Prix du Japon, un accrochage entre Ronnie Peterson et Gilles Villeneuve envoie la Ferrari du Québécois derrière les barrières de protection, pourtant éloignées de la piste ; mais ce sont deux spectateurs imprudemment placés en avant des murs de pneus qui seront tués.

La sécurité des pistes évoluera progressivement avec des réglementations toujours plus restrictives et sécuritaires qui instaureront les bacs à graviers (1977), le centre médical permanent (1980), qui généraliseront les murs de pneus (1981), les murs en bétons à la place des rails de sécurité (1984), etc. Les années 1990 marqueront une révolution avec la volonté de rendre les circuits véritablement et intrinsèquement sûrs à la suite du week-end d’Imola 1994 : les virages et les portions à risque sont identifiés, modifiés voire supprimés, la sécurité des spectateurs est améliorée et les tracés modernes sont construits pour offrir le plus de sécurité possible, parfois au grand dam des aficionados de la discipline.

Des piqûres de rappel tragiques surviendront, au début des années 2000, avec deux commissaires de piste qui paieront de leur vie le prix de leur passion : le premier à Monza en 2000, percuté par une roue folle détachée dans le carambolage de la deuxième chicane, et le second en 2001 à Melbourne, percuté par la BAR de Jacques Villeneuve qui s’était accroché avec Ralf Schumacher au freinage du troisième virage. Plus récemment et dans des conditions différentes, en 2013, au Canada, peu après la fin du Grand Prix, un commissaire décédera après être tombé devant un engin de levage en marche.
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La photo en une de l’article est issue du site f1-history.deviantart.com et n’a pas été modifiée.

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